Pour Roger Dérieux

Merci à Roger Dérieux de me permettre – alors même, ces jours-ci, que de puissants mobiles personnels m’y engagent – de me placer quelques instants auprès de lui, face à une certaine figure du destin.

Mais il fait profession de peinture. C’est donc à ce propos que je puis agir, peut-être, en avançant sans plus tarder quelques notes.

Ce peintre emprunte à la « nature » conventionnelle des phrases entières. Je veux dire qu’il n’a pas abandonné toute figuration. Eh bien, je ne crois pas que ce soit forcément le signe d’une activité retardatrice. L’art ne doit pas, dit-on, imiter la nature. Mais hélas il fait toujours pire, puisqu’il ne peut que manipuler des échantillons pris sur la nature elle-même. Les œuvres d’art les moins empiriques qui soient, les équations mathématiques, ne peuvent avoir lieu, qu’on me permette cette obscénité, qu’en lieu obscène : dans la craie écrasée sur l’ardoise, ou dans l’encre tachant le papier. Et cela toujours, immanquablement, sous l’empire de la lumière solaire, dans la prison de notre regard.

La peinture, elle, manipule des couleurs, c’est-à-dire des poussières minérales qui reçoivent ou refusent les ondes lumineuses de la même façon, bien sûr, que le font, dans la « nature », les roches dont elles sont issues. Prétendrait-elle, cette peinture, ne pas « représenter » ces roches, elle ne fait pourtant rien, rigoureusement, que cela.

On va me dire que les roches, dans la nature, se moquent bien de notre regard. Certes ! (Bien que j’imagine parfois qu’elles préféreraient ne pas être vues…) Tandis que la damnation, peut-être, et sans doute le mérite de la peinture est de regarder notre regard. Même, de le regarder fixement. De le mettre à l’épreuve, ou à l’école. De l’intimider. De l’interdire.

Dans notre corps-à-corps dramatique avec le chaos indistinct qui nous entoure – hostile et nourricier à la fois – je veux dire dans notre vie automatique, notre regard n’est que la grille indispensable qui nous permet d’instant en instant de survivre, id est tuer un peu avant d’être tué. Des habitudes à cet égard ont été prises, transmises de génération en génération, plus ou moins régénérées par chacune d’elles. Si ces habitudes (notre culture) nous paraissent un beau jour fastidieuses, c’est qu’elles ont cessé d’être adéquates à leur fonction, toujours la même : nous permettre comme on dit si bien, de nous y reconnaître, nous permettre de tenir debout.

Les individus les plus sensibles perçoivent cette inadéquation avant les autres. Les plus résolus, parmi eux, prennent à tâche d’y remédier. Manipulant, dans leurs laboratoires, les métaux dont je parlais tout à l’heure, ils nous préparent un regard à nouveau utile. « La poésie a pour but la vérité pratique » (Lautréamont). Eh bien la peinture aussi, à sa façon.

J’évoquais voici quelques instants la prison à vie où nous détient la lumière. C’est à ce « problème », visiblement, que s’applique la recherche de notre peintre. De tout autre façon, cela va sans dire, que les adeptes de l’OP-ART, dont les grilles sont si grossières qu’elles ne retiennent rien, laissent tout passer.

« Les entretiens de la lumière du jour avec les formes et les couleurs. » Tel pourrait être le titre des œuvres proposées par Dérieux. « Entretiens » est un euphémisme. N’était la lumière, rien ne serait ébloui ni caché. Dérieux, qui (comme on dit) ne peut pas voir cela, s’emploie très sagement à le tourner au bien. Heureusement, en effet, si j’ose dire, et je dois le dire car la peinture de notre ami est affectée d’un signe indiscutablement positif – heureusement donc il y a les couleurs, qui manifestent une certaine résistance, oh très faiblement victorieuse, mais d’autant plus touchante, des soi-disant créatures à la boulimie de la lumière blanche, du jour, du soleil, de Dieu, que sais-je ? enfin de la volonté de tuerie qui vient d’en haut.

Pour nous faire jouir de cette bataille, Dérieux devait évidemment conserver les figurations quasi mourantes qu’il nous propose. Nous voici chez Pétrone, sans doute, prenant (tout comme lui) le parti des murènes. Iris, en tout cas, est de la fête. Mais je me tais, n’ayant fait appel à cette mythologie, elle aussi à jamais mourante, que par mimétisme qui doit cesser.

Francis Ponge
Mas des Vergers, le 17 octobre 1967

in L’Atelier contemporain, Gallimard, 1977